La solitude

Ce matin, je me suis couvert plus chaudement qu’hier. Il a neigé toute la nuit, et il neige encore. Malgré ce froid, malgré cette tempête de neige, une force me pousse à sortir. La même force qui me pousse depuis des années, depuis cette stupide soirée arrosée ou je suis entré chez cette soit disant “voyante”.

J’étais étudiant, j’étais éméché. Nous étions sortis comme souvent le vendredi soir,, Antoine, Marc, Fred et quelques autres au quartier latin. L’heure tardive ( ou matinale) nous avait amené du côté du jardin du Luxembourg. Une belle nuit de juin, un ciel étoilé. Le métro s’était endormi, les taxis préféraient l’Opéra.
Nous refaisions le monde, nous animions nos rêves. Nous rêvions de celles que nous n’osions aborder.
A chaque coin de rue, nous perdions l’un des notre, trop ivre pour avancer, avachi sur un banc, affalé au pied d’un platane.
Au détour du Panthéon, nous n’étions plus que trois.

A l’angle de la rue Blainville et de la rue Mouffetard, ne restaient que Marc et moi, titubant, vociférant des inepties d’étudiants.
Comment étions nous arrivés là?

La place de la Contrescarpe était pratiquement déserte.
Oui, pratiquement. Pas une seule voiture, juste une camionnette de couleur plutôt claire. Une faible lueur vacillait au travers des rideaux qui voilaient les vitres des portes arrières.

Marc semblait comme hypnotisé. Il m’entrainait vers le véhicule, répétant sans arrêt: “Regarde, regarde, on dirait qu’elle n’est là que pour nous!”
Je devais être le moins imbibé des deux, ou le plus lucide. Une camionnette éclairée de l’intérieure sur une place déserte de Paris, çela ne pouvait être qu’une prostituée en plein travail.

Nous n’étions plus qu’à 2 mètres du véhicule quand la porte latérale s’ouvrit brutalement. La première chose que je vis fut une père d’yeux verts, presque translucides, luisants à la lueur d’un réverbère. Des yeux envoutants dans un visage d’ange, très pâle, qui appartenait à une femme d’une trentaine d’années. Ses cheveux tombaient en boucle dorées sur ces épaules menues.

Marc en détallant, se mit à brailler, “Cassons nous de là, Philippe, elle va nous dépouiller!”

Je me retrouvais là seul, ne pouvant plus bouger. J’étais complètement hypnotisé. La jeune femme me tendit la main dans un geste d’apaisement en me disant:
“Viens, Philippe, entre deux minutes, je vais te lire les lignes de la main. Tu ne risques rien, et je ne te ferai pas payer, simplement parce que tu ne sembles pas y croire.”

Lorsque je me suis éveillé, à l’ombre d’un arbre, il était presque midi. La place de la Contrescarpe s’était animée. Des enfants gambadaient d’impatience devant leurs parents, des vieillards rentraient de la promenade de leur compagnon à quatre pattes. La camionnette avait disparu, mon portefeuille était intact. Je n’avait que très peu de souvenir de ma rencontre avec la voyante. Une seul phrase:

” Si tu ne te méfies pas, si tu ne prends pas garde, elle te poursuivra sans cesse telle une bête maléfique jusque te donner l’illusion de t’envahir. En découvrant ce qu’elle est, tu auras le choix de la chasser….”

Sa phrase n’avait aucun sens, cette femme avait sans doute voulu s’amuser de moi et de mon état lamentable.

Depuis presque 25ans. J’ai voyagé à travers le monde, j’ai fait des centaines de rencontres, passionnantes, enrichissantes. J’ai eu des aventures, des coups de cœur.

Jamais je n’ai oubli cette phrase, parce que, en effet, je me sentais poursuivi, parce que malgré moi, je sentais sa présence, qui rodait.

J’ai cru que j’ignorais ce qu’elle était.
Je ne me suis jamais définitivement fixé , j’ai rejeté ceux qui m’approchaient, j’ai écarté celles qui voulaient me stabiliser.
Je me suis persuadé que je la fuyait alors qu’elle me possédait un peu plus chaque jour. Mais je ne crois pas avoir réellement voulu mettre un mot sur ce qu’elle est.

Ce matin, bien qu’il neige encore, je suis sorti.
J’ai décidé cette fois de ne plus te fuir.
Plus exactement, j’ai décidé d’accepter ta présence ambigüe.

La neige continue à tomber abondamment. La plage devant le lac est déserte. Je sais que tu es là, devant moi, sur le lac immobile.
Je sais que tu es là derrière moi, métamorphose monstrueuse dans une branche d’arbre.
Je sais que tu es là , autour de moi,

La solitude.

© Eric Monvoisin
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