Le paradis des banquiers

Cédric, toujours « tiré à quatre épingles », aime briller en société. 
Costume Bogoss, chaussures Mefista, montre Rolux (qui a dit qu’on n’avait pas réussi sa vie si l’on ne portait pas une Rolux à 50 ans..).

Cédric a une classe d’enfer !

Cédric, le playboy malgré son embonpoint, au sourire carnassier à faire pâlir la super vedette de pub pour dentifrice, est un cadre administratif d’une grande banque internationale très respecté de ses subalternes. 

Respecté… craint, plus exactement. 

Gravir les échelons, l’un après l’autre, lui ont coûté tant d’efforts, tant de travail, dans l’art de la dissimulation, de la désinformation et de l’usurpation qu’il ne peut imaginer une autre personne à sa place. 
Très vite, il a compris que les mérites ne revenaient jamais à ceux qui étaient les plus consciencieux et les plus impliqués. Il a développé un talent inimitable pour se faire voir, et se faire valoir, en toutes circonstances. 

Savoir-faire faire, et en prétendre son savoir-faire. 

En réalité, Cédric ne sait pratiquement rien faire d’autre que d’exploiter pour son propre profit un travail fait par un autre. 

Mais Cédric ne fait-il pas lui-même à la perfection ce que font à la perfection les banques elles-mêmes… exploiter pour leur propre profit un travail fait par un autre?

Cédric aime le respect absolu de la hiérarchie. 
Il aime particulièrement que soit respecté et reconnu Son niveau hiérarchique.
Il n’est pas au sommet, pas complètement au TOP, mais il a beaucoup progressé.
Une évolution d’enfer, même.
C’est lui qui centralise toutes les demandes venues de l’ensemble du territoire. C’est lui qui au final «accorde » ou « n’accorde » pas. 

Pour « accorder », il faut avoir quelques compétences, savoir analyser les dossiers transmis par ses collaborateurs, savoir prendre des décisions. Mais de tout cela, Cédric en est complètement dépourvu. 

Donc, le plus souvent, il « n’accorde » pas. Inutile de prendre des risques démesurés pouvant briser son avancement. Les mauvaises notes arrivent systématiquement aux plus téméraires de ses collègues alors qu’il s’est forgé une solide réputation de prudence. 

Et la prudence, en cette période est une réelle vertu pour ses supérieurs.

Cet après-midi, Cédric doit se rendre à Toulouse, pour recadrer Pascal, le chef d’agence.
Mais ça, c’est l’argument officiel que Cédric a donné à son directeur général.
Parce qu’en réalité, Pascal est excellent. 

Excellent, donc dangereux. 

Jusqu’à présent, les exceptionnels résultats de l’agence de Toulouse sont entièrement attribués à Cédric. 
Jusqu’à présent et comme toujours. 

Mais Pascal a reçu ce matin par erreur, un document interne qui ne lui était pas destiné. Pascal n’a pas compris comment une note qu’il avait lui-même rédigée et transmise à Cédric pour avis se retrouvait en première page du document interne, signée de Cédric, et commentée avec éloges par le directeur général, un rapport d’enfer. 

Alors Pascal a appelé Cédric. 
Alors Cédric a décidé de se rendre immédiatement à Toulouse pour « rassurer » Pascal.

Vêtu de son beau costume anthracite, Cédric s’est assis dans la salle d’embarquement. 
Il doit trouver une solution pour se sortir de cette petite impasse. 
Ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière.
Il est arrivé en avance, il a fermé les yeux. Il s’est assoupi.

Lorsqu’il reprend ses esprits, sorti de ses songes de grandeurs par une voix grave et rauque diffusée par des hauts parleurs nasillards, Cédric ne se sent pas en pleine forme. 
Une sourde douleur lui parcourt la nuque, certainement provoquée par sa position de sommeil, la tête plongée dans la poitrine.

En ouvrant les yeux, il découvre à ses pieds qu’un vieux sac de sport est venu remplacer sa petite mallette de cuir flambant neuve. 

Non Cédric ne veut pas croire qu’on la lui a subtilisée. 
Pas vraiment très grave au niveau du contenu, puisque sa mallette n’a jamais transporté d’autre que l’équivalent de son savoir-faire, beaucoup d’air et quelques journaux érotiques.
Mais Cédric y tient énormément. C’est un cadeau du directeur pour les derniers éléments qu’il lui a communiqués (grâce à la note interne de ce brave Pascal). Il va devoir faire une déclaration de vol. 

Une déclaration de vol dans un aéroport, comme c’est original.

Ce vieux sac en toile le met mal à l’aise. Il ne le connaît pas, mais il lui semble familier, comme s’il lui avait toujours appartenu.

En détournant les yeux sur sa gauche, Cédric aperçoit, assise prêt de lui, une ravissante jeune femme à la chevelure rousse, aux yeux verts translucides, entièrement vêtue de cuir noir.
Elle le fixe dans du regard avec un sourire plus qu’engageant.

Quelle classe ! Il en oublierait presque sa mallette.

Il n’a pas d’autre choix que de prendre la parole.

– Excusez-moi, Mademoiselle, je m’étais assoupi. Est-ce le vol pour Toulouse qu’ils viennent d’annoncer ?

– Le vol pour Toulouse ? Non, mais l’annonce qui a été faite vous concerne en effet, et je suis d’ailleurs chargée de vous accompagner.

Cédric est stupéfait de la réponse de sa voisine. 

Cette sensation de malaise provoquée par le sac en toile, et brièvement atténuée par la vision de la créature assise à ses côté, vient de se renforcer. Non, ce ne sont pas les paroles de cette personne, qui paraît très fantasque. 

C’est autre chose….

Ce sont, ses vêtements… il n’avait pas spécialement prêté attention à ses propres vêtements. Ce jean troué, ces chaussures de sports pleines de boue, cette chemise à carreaux… mais où sont passez ses « vrais » habits ?

La montre qu’il porte au poignet, et qui n’est pas sa montre est arrêtée. 
Elle indique 6h06 alors qu’il est arrivé à l’aéroport à 13h40.

6h 06 et 6 secondes

Sa voisine le regarde toujours, comme si elle était complice de cette mauvaise farce. 

Une caméra cachée…. ?

– Si nous n’allons pas à Toulouse, pourriez- vous me préciser où nous sommes censés nous rendre ?

– Mais au Paradis des banquiers, mon cher Cédric.

– Au paradis des banquiers ?

– Oui, en Enfer…. l’Enfer n’est-il pas le Paradis des banquiers ?

© 2013 Eric Monvoisin
Tous droits réservés



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